RSF - Reporters sans frontières

10/15/2025 | Press release | Distributed by Public on 10/15/2025 10:32

Exilés, condamnés, traqués : comment la Russie exporte sa répression judiciaire contre près de 70 journalistes au-delà de ses frontières

Reporters sans frontières (RSF) alerte sur le recours croissant par la Russie aux jugements par contumace contre les journalistes russes en exil ou les professionnels de l'information étrangers. Utilisée pour les intimider, pour empêcher leur retour en Russie et pour exercer des pressions sur leurs proches, cette arme judiciaire s'est banalisée depuis l'invasion à grande échelle de l'Ukraine. En l'espace de 44 mois, près de 70 journalistes ont ainsi été visés, selon les données de l'organisation caritative britannique Justice for Journalists Foundation (JFJ) croisées avec celles de RSF.

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En 48 heures, début octobre, les tribunaux russes ont jugé par contumace quatre figures du journalisme indépendant. Personnalité phare de la chaîne TV Rain, la rédactrice en chef adjointe Ekaterina Kotrikadzeet sa collègue journaliste Valeria Ratnikovaont ainsi été "arrêtées" le 2 octobre pour avoir soi-disant diffusé de "fausses informations" sur l'armée et enfreint les règles relatives aux "agents de l'étranger"- une mesure incongrue rendue possible par le Code de procédure pénale russe, prise par un juge en leur absence, puisqu'elles sont exilées aux Pays-Bas. Le même jour, Anna Mongaït, autre visage de la chaîne, elle aussi aux Pays-Bas, a écopé de cinq ansde prison pour ses publications sur Telegram. Le lendemain, le reporter de renom Ilya Azar, installé en Lettonie, a quant à lui été condamné à quatre ans d'emprisonnement pour son organisation présumée des activités d'une "organisation indésirable".

Depuis l'invasion à grande échelle de l'Ukraine en février 2022, 66 professionnels des médias ont été arrêtés ou condamnés par contumace à cause de leur travail, selon des données croisées par RSF avec celles de l'organisation caritative Justice for Journalists (JFJ), basée à Londres, dont la mission est de lutter contre l'impunité des attaques contre les médias dans l'espace post-soviétique. Une arrestation ou une condamnation par contumace rend tout retour en Russie impossible : entrer sur le territoire, même pour un court séjour, signifie une arrestation immédiate. À ces chiffres s'ajoutent de nombreuses poursuites en cours, non comptabilisées ici, qui renforcent l'insécurité et la précarité des journalistes en exil. Et même suspendue, une affaire peut être rouverte à tout moment.

"Les jugements par contumace sont devenus l'arme politique du Kremlin pour traquer les journalistes jusque dans leur exil. Ils criminalisent leur retour, menacent leurs familles et visent à instiller la peur. RSF appelle les gouvernements européens à réagir et à considérer la protection du journalisme en exil comme un impératif de sécurité nationale.

Jeanne Cavelier
Responsable du bureau Europe de l'Est et Asie centrale

Deux journalistes ciblés par mois en moyenne

Depuis 2022, les arrestations et condamnations par contumace n'ont cessé de se multiplier. En moyenne, deux journalistes ont été visés chaque mois sur l'ensemble de la période. Le second semestre de l'année 2024 a marqué un pic, avec une moyenne de quatre cas par mois. Et le zèle des autorités judiciaires se poursuit : avec 15 journalistes arrêtés ou condamnés au troisième trimestre 2025, le bilan de l'année en cours pourrait même dépasser celui de 2024, signe d'une intensification continue de la répression transnationale.

Ces jugements par contumace permettent aux autorités russes de prononcer des peines de prison contre des journalistes en exil qui n'ont souvent même pas été informés des procédures. Celles-ci restent opaques pour la plupart, les empêchant d'organiser leur défense, et ouvrent aussi la voie à des mesures de rétorsion bien au-delà des tribunaux. Elles entraînent des perquisitions dans les domiciles déclarés, y compris chez les proches, des interrogatoires de voisins et la saisie de biens personnels. Elles rendent toute activité bancaire, économique ou administrative en Russie quasiment impossible. Les familles restées en Russie subissent directement ces pressions. Leurs téléphones et ordinateurs peuvent être fouillés à l'aéroport ou aux postes-frontières, comme leur correspondance peut être passée au crible.

Les effets des arrestations et condamnations par contumace se prolongent aussi au-delà du territoire russe. Certains journalistes se voient refuser le renouvellement de leur passeport dans les ambassades, ce qui bloque l'obtention ou la prolongation de visas à l'étranger. Ils s'exposent également à des risques d'expulsion ou d'extradition dans des pays coopérant avec Moscou sur le plan sécuritaire, qu'il s'agisse de lieux d'installation ou simplement de transit.

La censure par le droit, contre les journalistes russes et étrangers

L'article 207.3 du Code pénal, adopté après le début de la guerre totale en Ukraine, est devenu l'outil le plus couramment employé pour museler les journalistes. Toute information non validée par le Kremlin peut être qualifiée de "fausse" et son auteur peut être poursuivi. À cela s'ajoute l'accusation de "franchissement illégal de la frontière" (article 322), largement employée contre les journalistes étrangers ayant réalisé des reportages depuis la région de Koursk après l'incursion surprise des forces ukrainiennes.

Il y a un an, en octobre 2024, une vague d'arrestations par contumace a ainsi frappé des reporters étrangers sur la base de cet article. Parmi eux, le journaliste britannique Nick Paton Walsh, de la chaîne de télévision américaine CNN, Simone Trainiet Stefania Battistinidu groupe audiovisuel public italien RAI, ou encore Mircea Barbudu média en ligne roumain HotNews.ro, également pris pour cible par des menaces de mort diffusées sur des canaux Telegram russes. Plusieurs Ukrainiens figurent aussi parmi les journalistes arrêtés par contumace sur ce motif, qui viole de manière flagrante le droit humanitaire - notamment l'article 79 du protocole additionnel I aux conventions de Genève protégeant les journalistes dans les conflits armés.

Vers une criminalisation automatique des "agents de l'étranger"

Les obligations liées au statut infamant des "agents de l'étranger"sont devenues un outil de répression judiciaire de plus en plus utilisé. Le rédacteur en chef du média régional Pskovskaïa Gouberniya Denis Kamaliaguine, l'un des trois premiers journalistesrusses victimes de cette labellisation en décembre 2020, a par exemple été arrêté par contumacele 7 février 2024. La législation, qui oblige entre autres les personnes ainsi désignées à ouvrir un compte bancaire spécifique en roubles, à apposer une mention sur chacune de leurs publications, et à soumettre un rapport financier mensuel, ne cesse de se durcir. Un projet de loi adoptéle 25 septembre 2025 prévoit des poursuites pénales dès la première violation de ces règles. Jusqu'ici, il fallait au moins deux infractions au cours d'une même année civile pour déclencher des poursuites.

La liste officielle des "agents de l'étranger" compte aujourd'hui plus d'un millier de personnes physiques et d'organisations, dont deux tiers de journalistes et de médias selon les données recensées par l'ONG russe OVD-Info. La plupart, contraints à l'exil, ne peuvent plus respecter des obligations devenues intenables - et se trouvent ainsi exposés à des poursuites à tout moment.

Les Ukrainiens et les exilés russes en ligne de mire

En moyenne, depuis mars 2022, les journalistes condamnés par contumace écopent de peines de huit années de prison. Le record revient au journaliste ukrainien Dmytro Gordon, fondateur d'une chaîne d'information russophone très populaire sur YouTube. Condamné à 14 ans de prison par contumace le 1er juillet 2024, il a ensuite été la cible de deux tentatives d'assassinat déjouées par les services ukrainiens, en septembre 2024 et en juin 2025 à Kyiv, la capitale ukrainienne. L'auteur présumé de la dernière attaque a été arrêté alors qu'il s'apprêtait à exécuter son plan.

D'autres de leurs confrères jugés par contumace ont également été pris pour cibles dans leur exil. L'ancien enquêteur principal sur la Russie pour le collectif d'investigation Bellingcat Christo Grozev, de nationalité bulgare, et le rédacteur en chef du média indépendant russe The Insider, Roman Dobrokhotov,ont eux aussi survécu à des projets d'attentats. Ces affaires, liées notamment à un réseau de criminels bulgares condamnés au Royaume-Uni, illustrent le risque que fait peser une condamnation par contumace : au-delà de l'entrave judiciaire, elle peut désigner un journaliste comme "à abattre".

La pratique des poursuites par contumace dépasse les frontières russes : elle est aujourd'hui largement employée au Bélarus et commence à s'implanter par exemple en Azerbaïdjan, où les premiers cas visant des journalistes ont été recensés au printemps dernier. Ces méthodes s'inscrivent dans une stratégie globale d'asphyxie de la liberté de la presse. Près de 50 journalistes russes et ukrainiens sont actuellement emprisonnés en Russie, qui figure à la 171e place sur 180 dans le Classement mondial de la liberté de la presse 2025publié par RSF.

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Publié le15.10.2025
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